OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Emmaüs société anonyme http://owni.fr/2012/02/15/emmaus-societe-anonyme/ http://owni.fr/2012/02/15/emmaus-societe-anonyme/#comments Wed, 15 Feb 2012 17:18:37 +0000 Benoit Le Corre et Ophelia Noor http://owni.fr/?p=98319

Les locataires résistants devant leur résidence, rue Gaston Monmousseau à Montreuil. Cc Ophelia Noor/Owni

À la demande de la société Emmaüs Habitat, huit locataires d’une résidence de Montreuil, en région parisienne, devaient comparaître mardi 14 février devant le Tribunal d’Instance de cette ville pour non paiement de loyers. Les conclusions remises au juge mentionnent une demande d’expulsion :

Emmaüs Habitat a saisi le tribunal pour (…) ordonner l’expulsion, tant du logement que de tous les locaux accessoires, de Monsieur et Madame X ainsi que de toutes les personnes dans les lieux de leur chef et ce, avec le concours de la force publique ainsi que d’un serrurier s’il y a lieu.

Sur demande de l’avocate des locataires, Sandra Herry, l’audience d’hier a été reportée au 22 mai 2012 pour des questions de procédure. Derrière l’apparente simplicité de l’affaire – un propriétaire exige l’expulsion de locataires qui n’honoreraient pas leurs loyers – se dissimulent des réalités plus complexes. Qui révèlent une facette étonnante du bailleur social.

13 000 logements

Début 2000, la barre d’immeubles situés aux 9, 11, 13, 15 et 17 rue Gaston Monmousseau, dans le nord de Montreuil, cherche un nouvel acquéreur. Le lot comprend 83 logements d’une surface inégale. Emmaüs Habitat, une société anonyme créée en 1954 par l’abbé Pierre et spécialisée dans la réhabilitation et la gestion d’HLM, exprime son intérêt lors d’une réunion publique en mars 2000. À l’époque, Emmaüs Habitat ne gère pas encore les 13 000 logements sociaux locatifs et la trentaine de résidences sociales actuels. Rue Gaston Monmousseau, des locataires tel Jean-Pierre Rougiet, aujourd’hui âgé de 62 ans, s’en réjouissent : “On s’est dit ‘chouette’, ce sont des gens sérieux, comme le bonhomme à béret”.

Saadia Trebol, première locataire assignée par Emmaüs Habitat. Cc Ophelia Noor/Owni

Une convention est signée avec l’État le 7 février 2001. Dans la foulée, le 25 avril 2001, une lettre est déposée dans chaque boîte aux lettres. Y sont décrits les futurs travaux de rénovation ainsi que la mention “leur réalisation n’entraînera aucune hausse de votre loyer”. A cet instant, Saadia Trebol, l’une des locataires aujourd’hui assignée en justice par Emmaüs Habitat, se satisfait : “Ça voulait dire qu’ils allaient remettre l’immeuble aux normes sans qu’on en fasse les frais”. Une aubaine pour cette femme au foyer qui dispose uniquement du salaire de son compagnon pour régler le loyer. Une phrase l’intrigue pourtant : “A l’issue de ces travaux, soit vraisemblablement en janvier de l’an prochain, c’est la législation HLM qui s’appliquera à votre résidence et vous serez alors amenés à signer un nouveau bail”.

Fin 2002, des courriers arrivent. Les locataires découvrent leurs loyers. Un retraité a vu sa location passer de 438 euros par mois à 601 euros. Pour Reine Belaïd, âgée de soixante-dix ans, la hausse a atteint les 48%. Elle fait partie des douze locataires qui ont connu une augmentation bien plus forte que la moyenne.

Reine Belaïd a connu la plus haute augmentation de loyer. Cc Ophelia Noor/Owni

Boycotter

Conjointement avec la Confédération nationale du logement (CNL), la principale association défenseure des locataires en région parisienne, les voisins créent “l’Amicale des locataires Monmousseau”. Premier objectif : comprendre pourquoi les loyers ont augmenté de la sorte”, dixit Saadia Trebol. Sur la convention passée avec l’Etat, Emmaüs Habitat informe que les loyers peuvent être majorés au maximum de 33 %. Or, certaines augmentations atteignent presque 50 %.

Les locataires décident de boycotter la hausse, tout en continuant de payer les loyers initiaux, dans l’attente de négociations avec Emmaüs Habitat. Selon Me Herry, avocate des locataires, rencontrée à son cabinet :

Alors que des discussions étaient en cours, en septembre 2003, Emmaüs Habitat s’est mis à assigner certains locataires en expulsion.

En première ligne se trouve Saadia Trebol, alors présidente de l’Amicale (elle le restera jusqu’en 2007). Un huissier se rend à son domicile pour lui délivrer une assignation. Coup de théâtre. Quelques jours avant l’audience, elle reçoit un coup de téléphone d’Emmaüs Habitat : “Ne vous déplacez pas, c’est une erreur de notre part”. “J’étais contente, j’ai demandé si c’était possible d’avoir cette déclaration par écrit”, explique-t-elle. La société lui concède :

Courrier d'excuses adressé à Saadia Trebol le 7 octobre 2003

Le tribunal constate que “le demandeur Emmaüs a déclaré expressément, à l’audience, se désister de sa demande en vue de mettre fin à l’instance, la dette étant soldée”. Une heureuse nouvelle pour les locataires, qui voient en ce désistement la preuve de l’augmentation injustifiée des loyers. Et un retour à la “normale”. A priori.

Emmaüs Habitat joue les prolongations

Une semaine plus tard, les loyers qui tombent sont les mêmes. L’erreur, pourtant admise par Emmaüs Habitat, n’a induit aucun changement. Les locataires et Emmaüs n’arrivent pas à entamer des négociations. Les deux parties rejettent successivement des protocoles à l’amiable.

Certains locataires acceptent l’augmentation de loyers, comme Reine Belaïd, qui ne “supportait plus de voir les dettes s’accumuler sur ses quittances”. D’autres, les irréductibles, poursuivent le boycott. “On a toujours pas de bail signé avec Emmaüs, souligne Jean-Pierre Rougiet. Alors on fait un peu notre cuisine avec les loyers”. Le retraité paie l’augmentation annuelle du loyer tout en boudant les charges qui lui semblent indues. Selon la “cuisine” mijotée par les locataires, les dettes s’élèvent de 5000 à 30 000 euros.

Jean-Pierre Rougier, aussi assigné en expulsion par Emmaüs Habitat. Cc Ophelia Noor/Owni

En 2008, Emmaüs Habitat réassigne les locataires en expulsion. Un huissier se déplace, encore une fois, à domicile. Rebelote. Quelques jours avant l’audience, les locataires apprennent d’Emmaüs Habitat que la procédure est mort-née :

Affaire non placée au Tribunal - Courrier adressé à Saadia Trebol

“A ce stade, cela commence à faire beaucoup d’erreurs”, témoigne l’avocate Sandra Herry. Selon elle, il pourrait s’agir d’une technique d’intimidation censée décourager les derniers locataires résistants. “Psychologiquement, c’est très dur de recevoir un huissier chez soi”, convainc Saadia Trebol. Ultime procédure d’expulsion en octobre 2011, reportée une première fois au 14 février 2012, qui vient donc d’être décalée au 22 mai.

Procès-verbaux

Frédéric Capet, de la CNL, conseille “l’Amicale des locataires Monmousseau” depuis plusieurs années. Ses demandes sont sans équivoque : “On veut une remise à zéro des compteurs” et la régulation de tous les loyers. Rejetées par Paul-Gabriel Chaumanet, avocat d’Emmaüs Habitat :

Il s’agit d’une affaire juridique complexe. Il n’y a pas de bons ou de méchants.

Dans les conclusions qu’il a remises aux magistrats, il invoque à plusieurs reprises la mauvaise foi des huit locataires. Il rappelle que 60 % des locataires voient leur loyer diminuer, et ce, de manière non négligeable dans de nombreux cas”. Selon lui, citant la jurisprudence, “les augmentations des loyers décidées en l’espèce (…) procèdent de la nécessité de financer les travaux d’amélioration réalisés – la subvention de l’Etat ne pouvant évidemment y suffire”. Il écrit encore : “avec un certain aplomb, les locataires ne craignent pas d’oser prétendre que les travaux réalisés dans le courant de l’année 2002 ne sont pas encore achevés en 2012″, alors que les procès verbaux ont fait foi de l’achèvement des travaux.

Jean-Pierre Brard à l'Assemblée Nationale, février 2012. Cc Ophelia Noor/Owni

Selon l’ancien député-maire de l’époque, Jean-Pierre Brard, membre du groupe Gauche démocrate et républicaine (GDR), la mauvaise foi incombe plutôt à Emmaüs Habitat. “Là où on a été abusé, c’est le décalage entre l’image d’Emmaüs et la réalité. Pour les locataires, comme pour moi, la reprise par Emmaüs était un facteur de tranquillité. Leur objectif ne peut pas être la rentabilité au sens financier (…) Emmaüs n’a pas vocation à dégager des excédents comme n’importe quelle société cotée au CAC 40 !” Jean-Pierre Brard a d’ailleurs adressé une lettre à la directrice générale d’Emmaüs Habitat :

Le plus insupportable dans cette affaire, est le décalage entre le discours national d’Emmaüs et vos pratiques vis-à-vis de vos locataires. Un certaine nombre de faits m’ont été rapportés, tels que des pressions ou des harcèlements moraux sur les locataires. Certains, sous contraintes psychologiques, ont dû signer des reconnaissances de dettes.

Contacté à plusieurs reprises, Emmaüs Habitat n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet. Uniques déclarations de son avocat : “On n’est pas au stade de l’expulsion (…) Ce n’est pas dans la tradition d’Emmaüs de procéder à des expulsions”. Dans son dernier rapport sur le logement, la Fondation Abbé-Pierre estime de son côté :

Alors que les situations de fragilité des ménages se sont amplifiées au cours des dernières années (…) l’engagement plus systématique des procédures d’expulsion par les bailleurs suscite les plus vives inquiétudes pour les années à venir.


Photos par Ophelia Noor pour Owni /-)

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Les affaires au secret http://owni.fr/2012/01/24/les-affaires-au-secret/ http://owni.fr/2012/01/24/les-affaires-au-secret/#comments Tue, 24 Jan 2012 15:47:35 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=95382

Un hémicycle clairsemé a adopté, ce lundi 23 janvier à 23h, la proposition de loi de Bernard Carayon visant à sanctionner la violation du “secret des affaires“. Créée pour lutter contre l’espionnage économique, elle pourrait se retourner contre les “lanceurs d’alerte“, et donc les sources des journalistes (voir notre article sur une loi anti-WikiLeaks).

Ceci n’est pas une loi anti WikiLeaks

Ceci n’est pas une loi anti WikiLeaks

Une proposition de loi, censée lutter contre l'espionnage industriel, pourrait bien se retourner contre ces "lanceurs ...

Le texte prévoit en effet de punir de 3 ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende le fait de “révéler à une personne non autorisée à en avoir connaissance une information protégée relevant du secret des affaires de l’entreprise (…) dont la divulgation non autorisée serait de nature à compromettre gravement les intérêts de cette entreprise en portant atteinte à son potentiel scientifique ou technique, à ses positions stratégiques, à ses intérêts commerciaux ou financiers ou à sa capacité concurrentielle“.

Dans son rapport d’information sur sa proposition de loi visant à sanctionner la violation du “secret des affaires“, Bernard Carayon écrit que “selon le délégué interministériel à l’intelligence économique, le nombre d’attaques économiques, au sens large (débauchage d’un cadre, harcèlement juridique, atteinte à l’image, vol de secret industriel, etc.), visant des entreprises françaises, est en forte croissance” :

Selon son service, 1 000 atteintes économiques ont été recensées en 2010, un quart d’entre elles constituant des violations du secret des affaires.

Oh, wait : nous parlons donc là de 250 affaires… à comparer aux milliers d’articles de presse écrits à partir de documents internes à des entreprises émanant d’autant de sources au sein de ces entreprises. Si la proposition de loi est adoptée en l’état, ce nombre pourrait chuter à mesure que les salariés se verront menacés de 3 ans de prison assortis de 375 000 € d’amende.

Un amendement a certes été adopté, à la demande du syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN), afin de permettre aux journalistes de produire des documents couverts par le “secret des affaires“, sans courir pour autant le risque d’être condamné pour recel de violation. Mais, comme l’a souligné Jean-Jacques Urvoas, cela ne peut qu’entraîner une “complexité accrue pour des journalistes économiques voulant simplement faire leur métier“, et pas seulement :

Je sais bien que vous répondez que le droit commun continuera de s’appliquer et que la loi prévoit de sanctionner celui qui divulgue l’information, et non celui qui la publie. Mais l’argument peut laisser sceptique, puisque, si l’on peut certes évacuer le principe de complicité, le journaliste pourra néanmoins être poursuivi pour divulgation.

Dans le même ordre d’idée, une ONG qui, comme Sortir du Nucléaire, publie des documents internes révélant la dangerosité des EPR, pourrait elle aussi être poursuivie pour avoir rendu public un “secret des affaires“.

La loi prévoit certes que ne pourront être accusés de “violation du secret des affaires” ceux qui auront informé ou signalé “aux autorités compétentes des faits susceptibles de constituer des infractions“, mais pas les documents internes révélant, non pas des “infractions“, mais des dysfonctionnements, anomalies, travers ou fiasco “dont la divulgation non autorisée serait de nature à compromettre gravement les intérêts de cette entreprise“…

Vers un droit à la vie privée des entreprises

S’agit-il de protéger M. Carlos Ghosn ?“, s’est interrogé pour sa part le député Jean-Pierre Brard, “qui en toute impunité jette aux chiens l’honneur de trois de ses salariés dans une rocambolesque affaire d’espionnage digne d’un mauvais feuilleton américain ?“. Par ailleurs secrétaire de la commission des finances, il s’est d’abord interrogé sur la pertinence d’une telle loi :

Faut-il créer une infraction spécifique aux contours aussi larges, au risque de porter atteinte au droit à l’information ? C’est là que réside notre principal point de désaccord avec vous.
De plus, de nombreuses dispositions pénales protègent un large spectre d’informations, qu’il s’agisse d’un secret de fabrication breveté, du secret professionnel, de l’intrusion dans un système informatique ou même de l’atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation.

Très en verve, le député estime que l’objectif réel de la proposition de loi serait de sanctuariser un “droit à la vie privée des entreprises“, et se déclare “légitimement inquiet” :

Là où vous voyez le verre à moitié vide et soulignez à l’excès les insuffisances de notre législation, nous le voyons pour notre part aux trois quarts plein.
Nous ne sommes pas certains qu’il soit nécessaire de faire usage d’une massue pour occire un moustique et nous ne pouvons nous défendre du sentiment que vous tirez aujourd’hui argument des quelques lacunes de notre droit pour tenter, en réalité, de sanctuariser le secret des affaires et lui donner la valeur d’un principe fondamental.

Après avoir martelé que “le droit de savoir et la manifestation de la vérité ne sont pas moins des principes fondamentaux que le respect du secret des affaires“, Jean-Pierre Brard s’étonne : “curieusement, c’est la logique inverse qui doit selon vous primer dans le droit des affaires“. Dès lors, les membres du comité d’entreprise ou représentants syndicaux pourraient eux aussi se retrouver museler sur l’autel du “secret des affaires“, souvent les plus à même de dénoncer les scandales du monde des affaires :

Priorité est accordée au droit des entreprises personnes morales sur le droit à l’information. Les quelques garanties auxquelles vous consentez ne sont guère que les exceptions à un principe de portée générale qui affirme le droit à la vie privée des entreprises.
Vos mesures ne risquent-elles pas de modifier le périmètre des informations que les membres du comité d’entreprise ou les représentants syndicaux seront autorisés à diffuser dans l’intérêt des salariés qu’ils représentent et auxquels ils doivent pouvoir rendre compte ?
Vous n’apportez sur ce point aucune réponse convaincante, monsieur le rapporteur. Le droit à l’information des salariés ne fait l’objet dans votre texte d’aucune mesure de protection spécifique alors qu’ils sont en première ligne pour révéler les scandales du monde des affaires.

Une usine à gaz pour les PMI-PME

Lanceurs d’alerte, journalistes, ONG, représentants des salariés ne seront pas les seuls à pâtir de la loi. Jean-Jacques Urvoas a ainsi rappelé que la CGPME a souligné “la lourdeur d’un dispositif qui apparaît plus accessible pour les grandes entreprises que pour les PME et les PMI” :

Il est rare qu’une petite entreprise innovante, en pointe sur un marché, totalement engagée dans la compétition internationale, dispose de moyens juridiques, économiques ou tout simplement humains pour mobiliser et mettre en œuvre le dispositif de classification et donc de protection que vous suggérez.

Craignant que ce genre d’entreprise ne puisse y recourir, Jean-Jacques Urvoas estime que le dispositif pourrait paradoxalement devenir “une circonstance aggravante” :

En effet, dans une procédure judiciaire, la partie défenderesse aurait beau jeu de signaler au juge l’absence de classification et de mettre en doute la nature sensible de l’intérêt économique source de litige.
Ainsi, l’impossibilité de recourir à un système de classification, en raison non pas de son défaut de pertinence mais de sa lourdeur et son coût, se transformerait en handicap aggravant la fragilité de l’entreprise.

Autant de raisons pour lesquelles les députés de l’opposition ont finalement décidé de s’abstenir.


Image de une Loppsilol/Flickr (CC-by)

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