Concurrences graphiques

Le 27 décembre 2010

Avec le numérique la chaîne graphique a explosée. Des professions qui étaient clairement séparées il y a quelques temps se font concurrences, l'une allant sur le terrain de l'autre.

"Direct, le magazine des communications", décembre 1993

Pour une image de biscuits, on a demandé récemment à ce photographe de photographier séparément le panier, les gâteaux et le pot de lait. Lui se proposait de photographier le tout en respectant à la lettre le calque du directeur artistique de l’agence, auteur du visuel publicitaire.

Mais ça ne les intéressait pas parce qu’ils envisageaient de faire deux usages des mêmes images pour deux emballages différents. « Ils me demandaient de faire trois photos alors que, normalement, on n’en fait qu’une. Avant, on n’en faisait qu’une. Bon, moi j’ai fait comme ils voulaient. Pour les Créa [créatifs d'agences publicitaires], c’était une approche différente. Je sais pourquoi : c’est qu’ils vendaient 10 heures de retouche derrière, qu’ils n’auraient pas eu à faire autrement. » Aujourd’hui, les agences de pub sont très bien équipées pour ça. Certaines ont même monté un studio de photo.

Cet exemple m’a fait entrevoir que le passage au numérique avait intensifié, sinon déclenché, des phénomènes de concurrence directe entre les différents acteurs de la “chaîne graphique” qui, au bénéfice des facilités techniques offertes par le numérique, tentent de récupérer à leur profit les activités et marchés des autres. En voici quelques exemples :

Photographes versus Photograveurs

Certains professionnels ont décidé de se ré-équiper entièrement en numérique – en dépit du coût important de cet investissement – avec l’espoir de facturer désormais, en plus du prix de leurs images, le coût de leur post-production. En clair, ils ambitionnaient de reprendre à leur compte le travail des photograveurs et les bénéfices qu’il générait. Malheureusement pour eux, leurs clients directs et/ou les agences de publicité par qui ceux-ci passaient ne l’ont pas entendu de cette oreille : les uns et les autres ont surtout vu là une chance inespérée de réduire leurs coûts en supprimant le recours à un intermédiaire de la chaîne. Ils ne l’ont pas laissée passer.

Commanditaires versus Agences de publicité

Dans le même souci d’économie, certaines entreprises grosses consommatrices de photographies pour leur communication – dans la grande distribution principalement – ont vu leur intérêt à se passer, du moins en partie, des agences de publicité. Certaines ont débauché directement des chefs de publicité, des créatifs au sein de ces agences pour les intégrer directement à leurs services. Désormais, en pareil cas, les campagnes de publicité sont conçues au sein des entreprises et mises en œuvre en embauchant sans intermédiaires les divers professionnels requis, depuis le photographe jusqu’à l’imprimeur.

Commanditaires versus Photographes

Pour produire des supports de communication souvent à destination interne (site internet, catalogues pour la force de vente, etc.), certaines entreprises ont intégré un studio photographique et produisent désormais leurs visuels elles-mêmes. Soit en rémunérant en tant que de besoin les services d’un photographe professionnel appelé à travailler sur place, soit, au grand dam des hommes de l’art, en confiant à un cadre de l’entreprise le soin de prendre lui-même les photos.

Infographistes versus Agences de publicité

Certains infographistes indépendants ne se contentent plus de composer les visuels publicitaires à partir des éléments qu’on leur fournit, ils en viennent parfois à réaliser eux-mêmes les photographies, ce qui les rend aptes à doubler les agences en devenant l’interlocuteur unique des commanditaires.  Quand ils ne s’approvisionnent pas directement dans les banques d’images à bas prix disponibles sur internet.

Agences de publicité versus Photographes

Certaines agences court-circuitent également les photographes en achetant des visuels sur ces mêmes banques d’images. Mais ce n’est pas réalisable dans tous les cas et leurs clients ne valident pas forcément le résultat final ni le prix…

Photographes versus Photographes

Certains pionniers sont passés très tôt au numérique pour tenter de récupérer des marchés qui étaient en train de leur échapper. Mais à leur tour, ceux qui ont suivi un peu plus tard sont venus les concurrencer avec des prix moindres parce que, entre-temps, ils avaient pu s’équiper en numérique pour moins cher. Par ailleurs, selon qu’ils avaient ou non les moyens matériels et humains pour numériser leur fonds photographique et l’indexer de manière efficace, ils ont pu tirer profit du marché élargi offert par internet ou au contraire voir s’effondrer leurs espoirs de valoriser leurs archives.

Selon un photographe de publicité qui s’en est plutôt bien sorti en agrandissant son studio avec le concours de plusieurs associés, du temps de la photographie argentique, « c’était très difficile de casser la chaîne graphique. Parce que l’agence de pub avait l’habitude de travailler avec tel imprimeur, tel photographe, tel graphiste, tel photograveur. La chaîne graphique qui existait était très stable. Ça a totalement explosé avec le numérique. »

Pour décrire cette évolution multiforme et très variable, il importe de bien spécifier les types de production et de marché. C’est une entreprise ardue car il y a énormément de cas de figure. A ce stade de notre enquête, nous commençons à peine à nous y retrouver. Nous sommes donc preneurs de tous les témoignages et éléments de description possibles, précis, datés et détaillés. Merci d’avance.

Billet initialement publié sur La vie sociale des images, un blog de Culture visuelle

>> Illustration FlickR CC : Βethan

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