Libération se casse les dents en région

Le 2 avril 2011

Le 30 avril, Libération mettra fin à quatre de ses "éditions numériques" locales : Rennes, Lille, Orléans et Strasbourg. Décision étonnante vu le potentiel et les faibles ventes que le journal enregistre en province.

Libération est-il vraiment un quotidien national ? La question est volontairement provocante, mais elle est pourtant d’actualité depuis que l’on a appris la décision du journal de mettre fin à quatre de ses sept blogs locaux : LibéRennes, LibéLille, LibéStrasbourg et LibéOrléans.

Un choix révélé le 17 mars par le Mensuel de Rennes et qui met donc fin à une expérience de trois années du blog rennais de Libé, tenu depuis 2008 par Pierre-Henri Allain, correspondant-pigiste du journal en Bretagne depuis 1987. Trois années durant lesquelles il a été seul à piloter cette édition numérique locale du journal et à publier “au moins une histoire par jour “.

La raison invoquée par la rédaction en chef de Libération pour expliquer cette fermeture : “c’est une expérience que nous avons mené pendant 3 ans, mais il est difficile d’atteindre la taille critique pour trouver le bon modèle économique. Nous en tirons les conséquences et arrêtons ces quatre Libévilles pour pouvoir nous recentrer sur ceux installés dans des villes où nous disposons de correspondants permanents, explique Ludovic Blecher. Cela ne retire rien de la volonté de Libération d’être présent dans toutes les régions. Internet est l’endroit où l’on peut essayer ce type d’expérience, nous l’avons menée pendant trois années, mais il n’y a pas de modèle publicitaire. Ça nous fait mal au cœur d’arrêter cela, car nous y tenions, mais il n’y a pas de modèle économique basé sur la publicité ou sur les partenariats.

Il est vrai qu’avec 3.360 pages vues pas jour, LibéRennes par exemple, ne s’est pas imposé comme un rendez-vous incontournable de l’info locale. Mais à qui la faute ? Comme l’explique Pierre-Henri Allain, le journaliste en charge du blog : “Libé n’a jamais levé le petit doigt pour chercher des sources de revenus et n’a même pas donné suite à des annonceurs qui se proposaient de publier des pubs. La direction, qui nous a averti par courrier à la mi-février, nous a répété que la qualité de notre travail n’était pas en cause mais qu’ils avaient sans doute vu trop grand en voulant lancer coup sur coup autant de Libévilles sans avoir véritablement les moyens humains et financiers de les accompagner et de les développer. D’où un constat d’échec au final les obligeant à faire machine arrière.”

L’info locale demande des investissements conséquents pour réussir

Si le résultat n’était pas la fin de cette expérience, on pourrait s’amuser du discours contradictoire du journal : Libé a donc vu trop grand en voulant s’implanter ainsi dans les capitales régionales. Trop grand ? En confiant son implantation bretonne à un rédacteur isolé, au statut de pigiste avec un forfait mensuel de 20 piges ? Au contraire, Libé, comme beaucoup de médias nationaux lorsqu’ils veulent s’implanter localement a peut-être vu “trop petit” dans son expérience.

Une véritable ambition sur l’information locale aurait pourtant un sens pour Libé, comme pour tous les quotidiens nationaux. Mais l’info locale, comme l’info internationale ou nationale, est un vrai métier, demande une véritable expertise et des investissements conséquents pour réussir.

Il ne faut pourtant pas être grand clerc pour deviner qu’il sera bien difficile de rendre rentable une présence régionale, quand bien même numérique et sous forme de blog avec un investissement si limité. On demande un papier quotidien à un journaliste pigiste et on espère que cela suffira pour que les presque 600.000 habitants de l’aire urbaine rennaise (pour ne parler que d’eux) se précipitent en masse sur le blog et que la publicité tombe toute seule.

Il n’y aurait donc pas besoin d’un commercial pour vendre, et le pigiste local est prié de se débrouiller seul, très seul comme l’explique Pierre-Henri Allain : “Les contacts avec la rédaction centrale se réduisent au minimum. Je les alerte lorsque j’estime qu’un de mes sujets mériterait une “remontée” en “home” sur libération.fr et ils me signalent de leur côté les “bonnes histoires” qui auraient pu m’échapper. Sinon aucune conf de rédac,  je suis entièrement libre de mes choix éditoriaux.”

Une liberté qui, si elle a ses bons côtés, peut aussi laisser penser que le journal ne suit qu’avec un intérêt très limité son blog local qui aura vécu sa vie seul pendant trois ans avant que le couperet tombe : fermeture. L’info régionale et locale, ce n’est pas de la magie, c’est un métier d’experts, comme les autres types d’infos, il ne suffit pas d’apposer une marque si prestigieuse soit elle pour que ça marche. Il faut aussi investir et s’investir pour avoir une chance de percer et les quotidiens nationaux se cassent régulièrement les dents sur cette problématique.

LibéRennes : en trois ans, “aucun sujet n’est passé sur Libé papier

Libération n’en est pourtant pas à sa première tentative pour s’implanter sérieusement “en région”, puisqu’ils avaient lancé Lyon Libération en 1986, expérience qui avait tenu jusqu’en 1993.

Car, du potentiel, les quotidiens nationaux en ont en dehors de Paris ! Les aires urbaines des quatre blogs que Libération s’apprête à fermer, représentent presque 2,8 millions d’habitants et des zones dans lesquelles le quotidien papier n’est vendu qu’à quelques (dizaines ?) de milliers d’exemplaires chaque jour. On voit la marge de progression et l’outil formidable qu’une édition numérique performante, innovante et soutenue peut représenter pour “installer” Libération dans les habitudes de consommation médias des lecteurs de ces zones.

À condition d’y investir de vrais moyens et de mettre en place une vraie synergie entre le quotidien national et ses blogs régionaux. Il est très révélateur de constater qu’en trois ans, sur les centaines d’articles rédigés par le journaliste local en charge de LibéRennes, “aucun sujet n’est passé sur Libé papier“. Dommage, cela aurait peut-être convaincu un peu plus de Rennais, d’Orléanais, de Strasbourgeois et de Lillois d’acheter cette édition papier qui, avec 118.717 exemplaires vendus chaque jour (OJD), se classe 16ème quotidien… régional de France seulement. Un coup de boost sur ses ventes “en région” ne serait donc pas de trop !

Une pétition à Orléans

La décision sera-t-elle maintenue ? Sans aucun doute, et elle laissera un goût amer à ceux qui y ont participé, mais aussi à tous ceux qui savent combien la demande d’info locale est forte et prête accueillir de vraies propositions alternatives.

A Orléans, une pétition a été mise en ligne pour demander à Nicolas Demorand, nouveau patron du titre, de ne pas fermer LibéOrléans. Elle a déjà recueilli un peu plus de 400 signatures. Les mauvaises langues diront que c’est sans doute plus que les ventes quotidiennes du journal dans la ville d’Orléans. Les optimistes répondront que cela permettra peut-être à Libé de changer d’avis et de prouver que le journal a plus d’ambition que d’être un quotidien parisien, réalisé par des Parisiens pour des Parisiens…

Billet initialement publié sur Cross Media Consulting sous le titre “Libération se casse les dents à Rennes, Orléans, Strasbourg et Lille”

Image Flickr AttributionNoncommercialShare Alike Chris Daniel

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